Adeeb Kamal Ad-Deen

    

La lettre

et les gouttes de l'amour

 

  

poèmes

 

 

Traduction de l'arabe

et préface de

Najeh Jegham

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 


L'aile éditions

 

 

           

           

 

       "كلُّ حرف  هو  أبجديّةٌ  من الألم."     

                     "Toute lettre est un alphabet de douleur."

 

 

      Que faire dans et devant la violence de l'histoire ? Que reste-t-il lorsque tout se perd, lorsque les ruines s'accumulent, les destructions continuent, lorsque le berceau de l'humanité ressemble davantage à une tombe, la lumière à un obus parmi les obus, lorsque la terre d'entre les deux fleuves est décombres après avoir été le lieu de naissance de l'histoire… ? La parole, reste la parole irréductible, libre dans son éveil et son souffle affranchi ; la parole née de la vie et qui, dans la vie, la préserve et la prolonge dans une entreprise nécessaire et salutaire.

 

      Affirmative, la poésie de Adeeb Kamal Ad-Deen est une dénonciation de l'état du monde marqué par l'erreur, l'erreur qui investit tout et détermine la posture et la parole éveillée qui s'élève :

 

            Il y a une erreur dans le secret, la tombe, l'exil

            et entre les jambes.

            Il y a une erreur dans l'avion

            dans la cabine de pilotage

            dans les années soudain révolues

            sans préavis.

 

      La poésie de Adeeb Kamal Ad-Deen est bien celle de la perte ; elle est un cri lancé par un témoin de l'histoire terrible. Mais elle n'est pas que témoignage, puisqu'elle s'engage selon un souffle particulier dans la dénonciation du mal, et se poursuit dans la fondation d'un territoire propre, dans tous les sens du terme, un territoire en expansion dont la construction est à la fois intouchable et infinie, création sûre dont le secret est la lettre, unité fondatrice de l'écrit et puissance au delà de toute force.

 

           La poésie lettriste :

 

      L'on n'est pas étonné de voir que le premier ouvrage critique consacré à la poésie de Adeeb Kamal Ad-Deen soit intitulé Le Lettriste*. En effet, la première marque spécifique de cette poésie est son usage et son traitement de la lettre arabe prise, dite, désignée, interpellée, personnifiée... Certes, la fréquentation de la lettre est la caractéristique première de toute oeuvre de poète ; mais l'on peut avancer plusieurs raisons qui peuvent expliquer la proximité remarquable qu'adopte cette poésie vis à vis de la lettre.

 

      La lettre est l'unité première de l'écriture.  Poète de la lettre, Adeeb Kamal Ad-Deen est né sur cette terre qui a donné à l'humanité l'écriture, tablettes de Sumer, même si les tablettes cunéiformes ne donnaient pas encore la lettre (laquelle naîtra un peu plus au nord, sur la même terre aux couleurs phéniciennes). Cependant, Adeeb ne mentionne jamais le nom de son pays dans ses poèmes ; L'Irak n'est jamais nommé : est-ce signe de sa perte ? Ou bien l'indication que cette poésie, quoique enracinée (Babel est nommée, comme l'Euphrate et le Tigre...), reste universelle, signe d'une humanité certes malmenée mais résolue dans son engagement vers une dignité toujours à affirmer.

 

      La deuxième raison de l'importance accordée à la lettre est le statut de celle-ci comme une unité plurielle : elle est forme et son, lisible et visible, inscrite et dite, voie dans la parcours du sens. Mais, souvent chez Adeeb Kamal Ad-Deen, la lettre apparaît comme une unité séparée, isolée, comme orpheline ne pouvant s'accomplir dans le mot :

 

            Son corps était un ḥâ', une lettre de feu

            le bâ' la poursuivait pour la toucher, en vain.

 

      Saisie dans le parcours vers le mot, la lettre apparaît comme une ébauche, un balbutiement qui dit le désir du mot entier, ḥubb (amour) à former dans la conjonction des lettres ḥâ' et bâ', lesquelles lettres sont présentes mais empêchées dans la nécessaire conjonction pour que le mot soit !

 

      Une troisième raison de la présence particulière de la lettre dans cette poésie est sa présence comme force subtile, puissance créatrice de sens, selon une perspective en expansion : de la lettre au mot, au  vers, au poème et jusqu'à l'infini de l'univers. C'est ainsi que la lettre s'affirme dans sa traversée de l'histoire, porteuse de l'héritage humain : la lettre a déjà nourri les écrits de prédécesseurs, notamment les penseurs et poètes soufis qui ont approfondi le plus son approche : « les lettres sont des peuples comme vous », nous dit Ibn Arabi dans l'ouverture de ses Conquêtes mecquoises.

     

      Aussi est-il utile de signaler que l'expérience poétique de Adeeb Kamal Ad-Deen peut être rapprochée, par plusieurs de ces aspects, du courant lettriste fondé par le poète roumain exilé à Paris Isidore Isou, un courant littéraire et artistique qui tente une autre voie créatrice dans le dépassement de la figuration et de l'abstraction, dans l'intérêt pour la lettre après la mort du mot... Cependant, il convient de souligner la spécificité de l'entreprise adeebienne qui, contrairement au principe purement formel du lettrisme, se développe dans la construction du sens enracinée dans sa culture arabe et islamique telle qu'elle s'est affirmée notamment à travers la poésie classique, anté et post-islamique, et le texte coranique (notamment son usage des lettres isolées à l'ouverture de plusieurs sourates).

 

           Le symbolisme :

 

      Il n'est donc pas étonnant de trouver dans la poésie de Adeeb Kamal Ad-Deen une mise en oeuvre évidente de l'intertextualité, une mise en perspective d'oeuvres diverses qui nourrissent la parole en cours : les textes sacrés, Bible et Coran, et d'avant les monothéismes (L'Epopée de Gilgamech), les classiques arabes (At-Tawhîdî, Dîk al-Jinn ...), les modernes du monde entier (Sayyâb, Lorca, Hemingway, Sylvia Plath, Mahmoud Al-Brikân...) La multiplication des références dit l'enracinement dans un riche fonds culturel, autant que l'ouverture à l'altérité ; elle dit aussi l'intérêt pour l'oeuvre résolue de l'homme appliqué en vue de sa réalisation dans le dépassement des frontières, tel 'Abbâs ibn Farnâs, Icare andalou, le savant qui, au IXe s., s'était fabriqué des ailes et avait lui-même tenté de voler...

 

      Un souffle épique investit donc cette poésie ; attentive au parcours collectif, elle va jusqu'à convoquer Gilgamech dans la mise en oeuvre d'une dimension narrative particulière qui rappelle la marche de l'histoire et la recrée à sa manière. Mais le ton épique n'exclut pas le ton personnel, intimiste, qui reconnaît la défaite et la dépasse dans la poursuite résolue d'une parole poétique portée par sa lettre. La poésie est ainsi celle d'un je, celui du poète ou celui du poème, un je résistant, amoureux, mortellement atteint, ressuscitant, dialoguant avec les morts, soutenant les vivants au coeur de la menace, un je qui entre en dialogue avec d'autres voix, qui se livre dans sa plainte ou son ironie, qui s'échappe dans l'élan imaginaire, se met en mouvement dans une danse de Zorba... Les voix communiquent dans cette poésie, et les voies se croisent et collaborent dans un souci fraternel de justice, de partage, du bonheur commun, malgré les défaites et le malheur.

 

      Poésie de résistance, elle conjoint simplicité et hermétisme pour dire son établissement hors atteinte, mobile dans ses formes, libre dans son élan, puissante face aux forces répressives :

 

            il est entré pour attacher le poème à une chaise métallique

            et commencer à le fouetter avec un long fouet

            puis il s'est mis à le frapper avec le dos du revolver

            sur la tête

            jusqu'à lui provoquer une hémorragie de lettres nombreuses

            de points nombreux

            sans que le poème avoue son secret ni son sens.

 

      La poésie témoigne donc de sa propre résistance et de sa détermination à être, libre et digne, voix vive, parfois comme chuchotée, d'autres fois libérant un cri certain : variable comme les battements d'un coeur. Toujours vivante.

 

           Cette traduction :

 

      Traduire est une traversée des différences, non pour les abolir, mais pour les faire reconnaître et recevoir ailleurs ; c'est un échange d'altérités, un déplacement qui fait reconnaître l'autre par le même. Dans le passage d'une langue à l'autre, migrent des formes et des significations qui relèvent d'aires littéraires et culturelles différentes. C'est en partie grâce à la traduction que la poésie arabe libre s'est établie, s'affranchissant surtout de la rigueur de la rime et du rythme uniques. Dès lors, le vers a acquis son autonomie soumise à sa propre loi relative. Aussi le vers adeebien se trouve-t-il, dans cette traduction, tel qu'il est, selon son économie ou son ampleur particulières.

 

      D'autre part, la dimension lettriste, si liée à la lettre arabe dans ses aspects graphiques, calligraphiques et mystiques, appelle une attention particulière et une décision que cette traduction a prise au profit du texte initial : il importe de laisser trace de cela qui témoigne du territoire particulier auquel appartient en premier cette poésie, territoire de la lettre arabe dont le nom en soi est un signe pluriel (ainsi, par exemple, du mot nûn, poisson, encrier et nom de la consonne n). Les notes du traducteur signalent un minimum d'éléments dans le but d'éclairer sans empêcher la libre évocation que peut produire la lettre -ou toute autre référence spécifique- telle qu'elle se dit dans le poème.

 

      Car il est certain que la charge symbolique que contient la poésie adeebienne a à voir avec la science des lettres arabes dont l'hermétisme préserve le secret et le réserve à l'initié ou à qui reste éveillé à l'inconnu et reçoit le mystère et l'inscrit dans son propre parcours d'accomplissement. La lecture réclame toujours un effort, ne se donnant qu'au prix d'une attention nécessaire ; tout comme la langue, quelle qu'elle soit, tant il est vrai que toute langue est étrangère ! La dimension d'initiation que met en oeuvre la poésie est autant une entreprise de lecture du monde qu'un travail sur soi nécessaire dans la formation de l'humain :

 

            Losque Gilgamech est mort

            il m'a laissé en héritage sa déception

            et sa quête absurde de l'immortalité.

            Je n'ai rien pu faire pour sa déception

            car elle avait le coeur et les lèvres mythologiques,

            et je n'ai pas pensé un seul jour à l'immortalité.

            Car au temps de la mondialisation

            l'immortalité n'est que pour les imposteurs,

            les bouffons et les gens indignes.

 

      Non sans ironie, Adeeb Kamal Ad-Deen met en relation notre actualité historique avec l'ancienneté humaine dans son épopée première. Mais son propos reste la liberté de sa poésie se faisant dans l'ouverture à l'ancien et au moderne, à la description de la réalité historique et à la distance critique, la figuration qui rend familiers les phénomènes et l'abstraction dans une distance irréductible et mystérieuse, soutenue par la puissance plurielle (phonique, visuelle, numérique...) de la lettre arabe.

 

      C'est pourquoi la traduction ne tente pas ici de donner une clarté à ce qui est, dans le texte initial, mystérieux, codé par des lois propres de la lettre et de la poésie. Et ce n'est pas seulement la métaphore qui donne un aspect d'étrangeté au poème ; ce sont aussi les références multiples, d'orient (At-Tawhîdi, Dîk Al-Jinn, Sayyâb...) et d'occident (Dante, Hemingway, Lorca...) ; c'est aussi l'attention de cette poésie à son unité première, fondatrice, la lettre* arabe : ḥâ' et bâ' sont bien ce qui forme le mot arabe ḥubb (amour), mais elles délimitent aussi tout l'éventail des possibilités du dire arabe allant de la consonne pharyngale muette à la labiale sonore b...  Le sens est donc multiple -cela va de soi !- et sa pleine saisie passe par la prise en compte de toutes les dimensions possibles du dire poétique dont la logique est plurielle et particulière. La traduction veille à préserver le champ des possibles qui est dans le poème. Elle ne cherche pas à résoudre ou annuler l'étrangeté de la parole, mais à la préserver comme champ de lecture. Aussi faut-il faire avec l'étrangeté que peut rencontrer le lecteur de langue française ignorant l'arabe ; l'étrangeté peut être une motivation ou une balise pour que le lecteur trouve l'occasion d'une approche utile d'une altérité, et même d'apprendre et de s'enrichir d'une connaissance nouvelle. Elle est en tout cas un signe du respect du texte originel, respect qui n'est pas seulement fidélité mais adoption autant que possible du souffle, du rythme et de l'élan particuliers de la parole poétique initiale.

 

      Il importe de noter que la contribution de la calligraphie est à recevoir aussi comme une traduction. Fondée sur la lettre (surtout arabe, mais aussi latine...) La composition calligraphique tente une interprétation gérée par les régles de l'art arabe de la calligraphie (art du trait, khatt en arabe, fondé sur les rapports entre le point-mesure, la ligne verticale et le cercle en mouvement) et portée par l'élan poétique que donne le souffle du vers ; elle tente la danse qui peut être jouissance et qui peut traduire la vie des éléments qui se donnent à lire, à voir, à renouveler... Et la part illisible qu'impose, parfois, l'oeuvre calligraphique est un signe du visible qui est dans tout lisible, autant que mise en mouvement qui réserve le sens, poétique, lequel réclame la fouille pour peu que l'on veuille l'approcher, le saisir, le révéler.

 

      De même, l'interprétation calligraphique proposée rejoint le courant dit lettriste (al-ḥurûfiyya) qui est en pleine expansion dans la pratique artistique arabe actuelle. Fondée sur la lettre, libérée du mot ou jointe à lui, la composition lettriste met en oeuvre formes et couleurs dans une approche picturale en dialogue avec la lettre arabe. 

 

 
 

    La richesse de l'oeuvre de Adeeb Kamal Ad-Deen est le fruit d'un travail continu qui dure depuis quarante ans.  Elle reste fondée sur la sensibilité et la réflexion, interrogeant le monde autant que son propre établissement dans un souci constant d'humanité dans la liberté et la sincérité :

 

            - Et comment écris-tu ?

            - J'entre dans la lettre,

            j'emprunte la logique de la lettre,

            je pleure, médite, m'assoupis,

            rêve, délire, danse et meurs.

 

      Tout en restant attentive à l'état du monde, la poésie s'ouvre sur l'imaginaire sans limite dans lequel elle se préserve et trouve sa puissance de compréhension et de renouvellement. C'est une poésie héritière d'une ancienneté poétique de langue arabe qui va d'Abû Tammâm (IXe s.) à Badr Châkir Sayyâb (XXe s.) et qui puise aussi dans le patrimoine universel dans lequel elle prend sa place. C'est toute la prétention de cette traduction que de donner à lire en langue française cette poésie si peu connue en Occident et en même temps si proche, une poésie éclairée par la conviction que "toute lettre est un alphabet du soleil" : "كلُّ حرف  هو  أبجديّةٌ  من الـشـمـس".

 

Najeh Jegham

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


La Lettre

      & les gouttes de l'amour

 

 

  

 

 

 

 

 

 

 

  

Note : toutes les calligraphies et les notes marginales de la traduction sont du traducteur.

ثمّة خطأ

     Il y a une erreur

1

Il y a une erreur dans le lit

et dans l'oiseau qui a survolé le lit

dans le poème qui s'est écrit

pour décrire les joies du lit

et dans la surprise qui attend le lit

en fin de parcours.

 

2

Il y a une erreur dans les doigts

le désir

et l'instant de l'étreinte.

Il y a une erreur dans le corps

je veux dire dans la pomme du corps

ses trahisons et ses étranges penchants.

 

3

Il y a une erreur dans le verre et le vin

dans la danse et la danseuse

dans la nudité et le déshabillage

dans les documents du cercueil

dans le chant, le sanglot et le chahut

et les guerres qui ont dévoré leurs enfants

ou les dévoreront bientôt.

 

4

Il y a une erreur dans le secret, la tombe, l'exil

et entre les jambes.

Il y a une erreur dans l'avion

dans la cabine de pilotage

dans les années soudain révolues

sans préavis.

et les femmes dénudées

je veux dire complètement dénudées.

 

 

5

Il y a une erreur qui grandit

une autre qui se multiplie

une troisième qui vieillit

une quatrième qui pleure

et une cinquième qui fuit d'exil en exil

de larme en larme

de cendres en cendres.

 

 

6

Il y a une erreur dans la lettre et une autre dans le point

dans l'heure de sable ou l'heure de la roche

dans le souvenir, le rendez-vous et le couteau

dans la clé, la porte de la maison et la pluie

dans le baiser et le mot de regret

dans le désir de tes lèvres et de mes lèvres

dans les mots : « je t'aime »

et le mot : « adieu ».

     

7

Enfin

et avec une brièveté magique

il y a une erreur qui me ressemble exactement

comme la mer ressemble à elle-même

et la musique à l'oiseau de l'aube

une erreur

qui n'oublie pas et ne pardonne pas jusqu'à la mort

qui ouvre la porte de la mort

avec un calme noir

et s'envole.

 

 

أغنية إلى الإنسان

     Une chanson pour l'homme

 

1

C'est une chanson que j'ai préparée pour toi

une chanson très simple

et très courte.

Une chanson qui parle

avec une grande nostalgie du ḥâ' et du bâ'

et tente

avec une grande détermination

de se dessiner deux ailes

et un nid en fin de parcours

un nid qui suffit à l'oeuf d'un oiseau exilé

qui n'a ni nom

ni adresse.

 

2

Je suppose que tu vas m'aider

à l'écouter

ou à fredonner ses paroles simples.

Peut-être lui appliqueras-tu un semblant de rythme

si ton coeur bat avec un peu de douceur

et n'est pas une créature en bois ou en pierre.

Peut-être te dresseras-tu et danseras sur son rythme

si ton coeur a connu le manque

et a brûlé du feu de l'abandon.

 

3

Mais ne danse pas la danse des singes

ni la danse des loups

car cela abîmera certainement le texte.

Danse comme moi la danse des soufis

ou la danse des orphelins dans le refuge le jour de la fête

ou bien la danse des naufragés

si tu n'as qu'une jambe.

Mais si tu détestes tout

même ta personne

alors ne danse pas du tout

contente-toi de ta sauvagerie cachée

et n'essaie pas de l'étaler sur les cordes

même si tu peux danser

la danse du condamné à mort !

 

 

 

الغراب والحمامة

     Le corbeau et la colombe

 

1

Lorsque le corbeau s'était envolé et n'était pas revenu

les gens, angoissés, avaient crié au milieu de l'arche de Noé.

Seul -alors que j'étais un petit garçon-

j'avais vu l'aile du corbeau,

je veux dire que j'avais vu le noir de l'aile,

et j'avais lancé une pierre au corbeau.

L'avais-je atteint ?

Je ne sais pas.

L'avais-je tué ?

Je ne sais pas.

Pourquoi étais-je le seul à avoir vu

le noir du corbeau

alors que les gens ne l'avaient pas vu ?

Je ne sais pas.

 

2

Lorsque la colombe était revenue avec la branche d'olivier

les gens, heureux, avaient crié au milieu de l'arche.

Mais le corbeau revint vite

pour me crier dessus d'une voix sévère :

ô malheureux, pourquoi m'as-tu lancé la pierre ?

Le corbeau s'était approché de moi,

me frappa sur l'oeil

et les lettres apparurent sur mon front,

violentes, chargées d'imprécision et de secrets.

Puis il picora mon crâne

et le sang jaillit violemment comme une cascade.

 

3

Les gens, heureux, descendirent de l'arche

précédés par le digne Noé

absorbé, catastrophé, par ce qui se passa.

Je tentai d'arrêter la cascade de sang

qui m'avait couvert la tête et le visage.

Alors la colombe s'approcha de moi

et mit sur ma tête une poignée de cendres :

une petite poignée

chargée d'imprécision et de secrets.

 

4

C'est ainsi que je suis

depuis mille et mille ans :

le corbeau picore mon crâne,

le sang jaillit violemment comme une cascade

et la colombe pose sur mon crâne,

pour rien,

une poignée de cendres.

 

 

 

     سأقبّلكِ الآن

     Je vais t'embrasser maintenant

 

L'aube est violente.

L'aube est pleine de soleil

et le soleil est fort

comme une lame qui pénètre dans l'oeil.

L'aube est séparation

ne m'appelez pas par mon nom.

Mon nom est la mort

et mon nom était la pomme ou le baiser.

Je ne sais pas

mais je vais t'embrasser maintenant, qui donc es-tu ?

Es-tu l'aimée de mon coeur ?

Ma femme ?

Ma séductrice ?

Ma meurtrière ?

Ma plus grande illusion ?

Celle qui a mis le poison dans mon verre ?

Qui a dilapidé mes jours et ma jeunesse

et a accompli l'arrestation de ma lettre ?

Qui a jeté ma mémoire dans la mer des ténèbres ?

Je ne connais pas ton nom

je sais que tu es très perplexe

et je suis la perplexité en personne.

Je vais t'embrasser maintenant.

Que s'est-il passé pour que l'aube soit violente

comme un navire qui sombre ?

Que s'est-il passé

pour que l'aube soit un cadavre que les marins jettent

au milieu de la mer ?

L'aube est séparation.

Je vais maintenant te dire adieu.

Je sais quelque chose

je sais que tu es la cause de ma mort

et que la mort m'a entouré

comme les soldats entourent un fou solitaire.

Alors adieu

car l'aube est violente

comme un ciel noirci des péchés des hommes,

comme un ciel perplexe

tombé en morceaux au milieu de la mer.

 

 

 

أعماق

     Profondeurs

 

Dans mes profondeurs

un oiseau blanc

qui tombe égorgé dans les profondeurs du théâtre.

Et dans les profondeurs du théâtre

des cris, des gémissements et des vêtements déchirés

et dans les profondeurs des vêtements déchirés un rêve

et dans les profondeurs du rêve un fleuve

et dans les profondeurs du fleuve un garçon

et dans les profondeurs du garçon un coeur

et dans les profondeurs du coeur un poème

et dans les profondeurs du poème une lettre

et dans les profondeurs de la lettre un point

et dans les profondeurs du point un soufi

et dans les profondeurs du soufi un dieu,

un dieu qui regarde mon oiseau égorgé avec deux yeux en larmes.

 

 

 

     قصيدتي الجديدة

     Mon nouveau poème

 

Avec les doigts de la confusion et du désir

j'ai donné mon nouveau poème

à la belle assise à mes côtés dans le bus

je lui ai dit : mettez-le entre les seins

pour connaître le secret du poème

et son sens éternel.

La belle ne s'est pas souciée de mes propos

et s'est occupée de son sac rouge

et son petit téléphone rempli de rendez-vous.

Puis j'ai donné mon nouveau poème

au garçon qui joue dans le jardin public

je lui ai dit : joue avec

et tu peux en fabriquer des jouets infinis

avec des couleurs innombrables d'arc en ciel.

Le garçon a crié en pleurant

et s'est éloigné.

Puis j'ai donné le poème au fleuve

je lui ai dit : prends-le

c'est aussi ton enfant

ô toi le dieu jeté par terre

bénis son secret

et apprends son secret éternel

ô toi l'éternel.

Mais le fleuve est resté à rêver et rêver

fixant les contrées lointaines

sans prêter attention à mes propos.

Seul le policier s'est approché de moi

et a crié d'une voix forte :

- Qu'as-tu dans la main ?

J'ai dit : un nouveau poème.

- Que dis-tu dedans ?

J'ai dit : lis-le pour en savoir le secret et le sens.

Il me l'a donc pris

et est entré dans sa chambre noire

il est entré pour attacher le poème à une chaise métallique

et commencer à le fouetter avec un long fouet

puis il s'est mis à le frapper avec le dos du revolver

sur la tête

jusqu'à lui provoquer une hémorragie de lettres nombreuses

de points nombreux

sans que le poème avoue son secret ni son sens.

 

 

 

     ممتع، غريب، مدهش!

     Réjouissant, étrange, étonnant !

 

1

- Comment t'appelles-tu, ô poète ?

- Je m'appelle l'oiseau.

Et après ?

Le poisson.

Le poisson ?

Oui.

Cela est réjouissant !

 

2

Quelles est la couleur de la mer, ô poète ?

Les bateaux et les femmes.

Et quelle est la couleur de la liberté ?

Le pain et le sel.

Le pain et le sel ?

Oui.

Cela est plaisant !

 

3

- Et comment écris-tu ?

- J'entre dans la lettre,

j'emprunte la logique de la lettre,

je pleure, médite, m'assoupis,

rêve, délire, danse et meurs.

- Et tu meurs ?

- Oui.

- Cela est triste !

 

4

Et le point, comment décris-tu le point ?

Le point est ma mère et mon père.

Donc, tu as passé ton enfance avec lui ?

Et j'ai passé mon âge tendre, ma jeunesse et mon temps aveugle.

Etais-tu heureux ?

Oui,

car j'ai vécu au milieu du point comme un poisson.

Le point était une mer qui s'élargit

autant que Dieu veut.

- Et as-tu vu Dieu ?

Non.

Pourquoi ?

Car Dieu est dans mon coeur un soleil qui parle.

Dieu est un soleil qui parle dans ton coeur ?

Oui.

Cela est étrange !

 

5

Bien, et comment vas-tu mourir ?

Si l'oiseau erre dans la terre de Dieu.

Et après ?

Si le poisson erre dans la mer de Dieu.

Et après ?

Si l'oiseau attrape le poisson.

 

 

قطرات الحبّ

     Les gouttes de l'amour

 

1

Elle distillait les gouttes de l'amour

goutte à goutte dans ma bouche

en tentant d'éteindre ma folle soif

et mes désirs fous

elle distillait

assise à moitié nue

avec des seins pleins de feu

et des jambes pleines de naïveté et de plaisir

elle distillait

assise sur mon lit étroit

dans ma chambre verte aux rideaux lourds

de peur des voisins curieux

dans mon tiroir conduisant au sombre enfer

et mon plafond humide qui s'était vite effondré

en faisant tomber mon tiroir qui conduisait au passé

au passé qui ressemble à la corde de la potence

qui a tué des milliers d'âmes

mes voisins curieux tombèrent l'un après l'autre

mes rideaux lourds tombèrent

ma chambre verte tomba

mon lit étroit tomba

puis

je tombai

moi-même

membre

après membre

jusqu'au fond

jusqu'à l'enfer sombre

jusqu'au passé qui ressemble à la corde de la potence

qui a tué des milliers d'âmes.

 

2

Seule

ma chérie était restée suspendue dans l'air

distillant les gouttes de l'amour

goutte à goutte

à moitié nue

avec des seins pleins de feu

et des jambes pleines de naïveté et de plaisir

elle était restée ainsi

distillant les gouttes de l'amour

dans ma bouche assoiffée jusqu'à la folie

dans ma bouche qui n'a pas d'existence

elle était restée à distiller 

sans intérêt

sans espoir

تسع وصايا لكتابة القصيدة

     Neuf conseils pour écrire le poème

 

1

Le long poème est ennuyeux.

Ne l'écris

que si tu veux écrire sur tout le voyage :

le voyage de Gilgamech par exemple.

Et le poème court ressemble à une allumette

approche donc ta cigarette

avant d'allumer l'allumette.

 

2

Les mauvais poèmes sont comme les amis imbéciles.

Essaie de l'effacer de la mémoire

avant de l'aligner sur le papier.

 

3

Si tu écris un poème sur la pluie

prends garde à ne l'écrire

que si ton âme

- avant ton corps -

est mouillée par la pluie.

 

4

A tout poème un soleil.

(Sais-tu cela ?)

Et à tout poème un exil.

(Crois-tu ce que je dis ?)

Fracasse donc le poème de l'exil

quand tu es dans la patrie.

Et fracasse le poème de la patrie

quand tu es dans le train du paradis allant vers l'enfer.

 

5

A l'occasion de la mention de l'enfer

écris ce que tu peux sur l'enfer de la terre

car il s'est élargi à présent

et a failli se coller à l'enfer du ciel.

 

6

Si tu aimes la mer

et veux écrire dessus

ne prends pas de photo avec

en étant habillé de la tenue officielle

comme font les étourdis

mais va vers elle tout nu

exactement comme Abel et Caïn.

 

7

Les poètes idéologisés font rire

car ils écrivent toute leur vie un seul poème,

un poème qui s'aide de toutes les comparaisons et les métaphores

pour prouver aux tyrans,

malgré tous les fleuves de sang qu'ils ont lâchés,

qu'ils n'étaient que des colombes de paix.

 

8

Si tu es un poète sois un amoureux

pour que s'accomplisse en toi le poème de la folie.

 

9

Le miroir ressemble à la femme

mais la femme ne ressemble pas au miroir

sauf si tu l'embrasses.

Ainsi est le poème.

 

كاف السؤال

     Le kâf de la question

1

Puisque tu as dépensé ta vie

à fixer le mîm du miroir,

comment donc verras-tu

le mîm de celui qui était près du Trône

à une distance de deux portées d'arc ou plus près ?

 

2

Puisque tu as dépensé ta vie

à mettre tes pieds nus

dans le râ' de l'Euphrate

nuit et jour,

comment donc monteras-tu un nuage

qui s'envolera avec toi loin, très loin ?

 

3

Puisque tu t'es beaucoup perdu

dans le chîn de la nostalgie,

comment garantiras-tu

que les points du chîn n'encerclent pas

ton poème alors qu'il danse à la limite de la folie ?

 

4

Puisque tu as beaucoup pleuré

le ḥâ' du manque,

comment dessineras-tu aux joyeux

le tableau du ḥâ' de la liberté dansant

jusqu'à la malédiction ?

 

 

5

Puisque tu as passé toute ta vie

à regretter Ophélie noyée

comme une grande rose d'amour,

comment as-tu chassé Hamlet

lorsqu'il était venu à toi stupéfait et pleurant

et l'as-tu laissé parcourir les rues,

les exils et les mers

errant jusqu'à l'éternité ?

 

6

Puisque tu as peint le tableau de l'existence,

aux couleurs du sang, de la neige et du lit

comment ton grand tableau échappera-t-il

à la dominance du rouge de feu

du blanc sauvage

et du gris révisé ?

 

7

Puisque tu as décidé de te sauver du piège,

comment as-tu pris avec toi

les décombres de ta mémoire

et ses serrures rouillées ?

 

8

Puisque tu as décidé de t'amuser un peu

à minuit

en écrivant de la poésie,

pourquoi tu n'as pas commencé le jeu

en te tirant des balles dans la tête ?

 

9

Puisque tu as emprisonné ton âme

dans la prison des chiffres,

où sont donc tes neuf versets ?

 

10

Puisque tu as décidé de te sauver

de ce que tu es en train de faire,

pourquoi as-tu éteint la lumière au début du poème

au point de faire pleurer les lettres

et de faire remplir la salle des cris des points ?

 

11

Puisque tu t'es divisé,

malheureusement,

en deux rêves,

comment marcheras-tu

sans que se combattent l'ombre et la lumière

dans ton âme, jusqu'au délire ?

 

12

Puisque tu as commencé la prière,

comment arrêter les larmes du coeur

après avoir échoué à arrêter les larmes de l'oeil ?

 

13

Puisque tu es né en une heure néfaste,

pourquoi parles-tu des astres et des ascendants

à celui qui ne connaît les astres qu'à travers les trous

et à celui qui ne connaît les ascendants

qu'à travers le bruit de l'or ?

 

14

Puisque tu cherches un refuge,

comment as-tu laissé le verre de vin

te conduire en enfer ?

 

 

15

Puisque tu ne sais

quoi faire à cet instant

pourquoi n'expérimentes-tu pas de tirer

sur la femme nue

dans le miroir nu ?

 

16

Puisque le destin t'a encerclé

de toute part,

comment ta prudence t'a-t-elle quitté

pour choisir le mur de l'écriture

au lieu du mur du silence ?

 

17

Puisque tu marches dans la vie sans boussole,

pourquoi tu n'essaies pas

de devenir marin dans la mer du point

jusqu'à ce que ton cadavre flotte

ainsi tu apaiseras et t'apaiseras .

 

18

Puisque, au milieu du grand tremblement de terre,

tu as définitivement oublié ton nom,

pourquoi essaies-tu de te souvenir

là où il ne sert à rien de se souvenir ?

 

19

Puisque tu es mort depuis longtemps

et tu as trouvé le repos dans ta mort mythique,

pourquoi tentes-tu de sortir tes doigts

de la tombe

chaque fois qu'il pleut ?

 

أنين حرفي وتوسّل نقطتي

 Le gémissement de ma lettre et la supplique de mon point

 

Mon Dieu

je T'ai aimé plus que T'ont aimé les prophètes et les saints.

Ils T'ont aimé

parce que Tu les as envoyés avec les miracles du feu et de la lumière.

Quant à moi, je T'ai aimé

parce que Tu es mon début et ma fin

mon manifeste et mon caché

parce que Tu es mon seul toit qui me protège

de la pluie, de la faim, des foudres,

de la solitude et des glissements de terrain et de la mémoire.

Parce que Tu es le seul à entendre

mes larmes chaque nuit

sans Te fatiguer

du gémissement de ma lettre

ni de la supplique de mon point !

 

 

صُراخ

     Cri

 

1

Lorsque tu m'avais demandé de voler,

je t'avais dit : je ne suis pas un oiseau.

Je n'ai pas de plumes.

Je ne possède pas d'ailes.

Je ne sais pas voler.

Je ne peux pas voir de nuit.

Il n'y a pas d'air ici pour que je m'envole.

 

2

Toutes ces réponses ne t'avaient évidemment pas plu.

C'était un spectacle magique

lorsque tu m'avais tiré dessus

avec un coeur stupéfait

des yeux pleurant

et une voie enrouée.

Mais,

heureusement ou malheureusement,

je ne suis pas mort

je suis resté vivant

pour voir le policier

le journaliste

le critique

le chirurgien

le magicien

et le fou

se rassembler autour de mon cadavre

pour le reconnaître.

 

3

C'était un spectacle très drôle

et très triste

parce que tous ne m'avaient pas reconnu

même pas toi !

Je criais mon nom devant eux

je criais d'une voix puissante nuit et jour.

Mais il semble que le cri des morts

n'est pas audible par les vivants

ou par ceux qu'il est possible

d'appeler vivants.

 

 

تسعة عشر مقطعاً

     Dix-neuf strophes

 

1

Lorsque la lettre est sortie de la guerre, elle est entrée dans le désert qui l'a donnée à la montagne qui l'a donnée à son tour au nuage qui l'a donnée à son tour à la mer qui l'a donnée à la mort qui l'a guidée à son tour vers elle-même.

C'est ainsi que la lettre est revenue de nouveau à la guerre !

 

2

La danse, je veux dire le voyage,

était mensongère

car elle était pleine de larmes de crocodiles

et des tambours des faux magiciens.

 

3

Qui va croire que la terre fait tomber la pluie

et que le ciel s'agite à cause de ce qu'il voit !

 

4

La lettre a pleuré

puis s'est plainte.

Alors le point n'a su que faire avec

ni avec sa coquetterie insupportable,

ne sachant pas qu'il est la cause de ses pleurs

et de sa plainte,

qu'elle est la cause de son malheur.

 

5

Il importe que l'on ne s'effondre pas.

Et pour ne pas s'effondrer,

nous devons restaurer nos corps effondrés

jour et nuit

alors qu'ils font le signe de l'adieu.

 

6

Quand les danseurs finirent leur danse violente

ils sortirent en file longue

pour entrer dans la salle de la mort calme jusqu'à l'angoisse

et se dénuder

l'un après l'autre.

Oui,

car la mort n'aime que ceux qui sont nus !

 

7

Le tyran est sorti de la tombe une seconde fois.

Il est sorti pour corriger au fouet celui qui l'insultait

durant sa courte absence !

 

8

Ils disent que le pays est beau.

Ils feignent d'oublier, avec préméditation et détermination,

la mention de son nom, de son lieu et de son adresse

ou la mention de sa boîte postale pleine de monstres.

 

9

Les statues mentent plus que leurs auteurs.

Les statues mentent plus

que les visages de leurs tyrans et de leurs rois.

 

10

La femme se retourne

à droite et à gauche

comme le coeur du poète.

Mais elle veut seulement s'amuser un peu

alors que le poète veut concevoir un soleil

qui se lève au milieu de l'obscurité de son âme souffrante

jusqu'à la malédiction.

 

11

Les signes d'interrogation sont nombreux

je les vois qui dansent au-dessus des têtes

chaque nuit.

Parfois j'arrête alors d'écrire

et une autre fois je cesse de parler.

 

12

Dans la guerre de la lettre

il y a des étendards pour toute chose.

 

13

La pluie surprend toujours ma mémoire

avec ses beaux mensonges

je l'accueille alors heureux avec mes larmes.

 

14

La lettre a passé sa vie à rêver de s'installer.

Elle n'a gagné, en fin de parcours,

qu'une valise de voyage

et un passeport imaginaire

émis par le royaume du point,

le royaume qui n'existe pas bien sûr

sauf hors des limites de la géographie.

 

15

Le miroir s'est effondré devant moi

par terre

lorsque s'est effondrée

l'image de la femme dans mon coeur.

 

16

Pour compléter le nombre

il faut que ta mort possède

des portes innombrables !

 

17

A ta porte, je ne t'ai pas trouvée

comme c'était promis,

mis j'ai trouvé mon cadavre

jeté sur le chemin.

Je l'ai porté doucement sur mon dos

et m'en suis allé sans but.

 

18

Lorsque j'ai frappé à la porte de ma vie sculptée

dans le bois vieux comme la malédiction

les diables sont sortis de toutes les fissures !

 

19

La lettre commencera cette nuit

l'écriture de son nouveau poème

pour découvrir que le point

ne s'est pas contenté de lui bâtir une grande prison

mais lui a aussi préparé une tribune de pendaison !

 

 

بطاقة تهنئة

     Carte de voeux

 

1

Ils t'ont donné

-peut-être par erreur-

une carte de voeux de nouvelle année :

c'était un arbre triangulaire

avec cinq colombes blanches.

Tu n'as pas su, bien sûr, qui en est l'expéditeur.

Et tu n'as pas su pourquoi ils ne te l'ont pas remise dans la main

ni pourquoi ils l'ont mise près du seuil de la porte

et ont disparu

sans rien écrire dessus.

 

2

Il y a quarante ans,

peut-être davantage,

une pareille carte t'est parvenue.

Tu avais écrit à son propos

un baiser, deux baisers.

Je veux dire un poème, deux,

un livre, deux livres

peut-être quarante livres.

Tu as rêvé que tu étais l'oiseau

plutôt que tu t'étais dressé sur la montagne du poème,

avais tendu les bras comme deux ailes

et avais chuté dans la vallée

comme prévu.

Ta chute était bruyante

toutes les lettres en avaient eu écho :

le ḥâ' qui avait pleuré

le râ' qui s'était trouvé dans l'embarras

le tâ' qui s'était beaucoup allongé

comme une mer immense.Toutes les lettres en avaient eu écho

sauf le alif

- qui est toi-

il a fait semblant d'être sourd.

 

3

Ce n'est pas grave

cette fois

n'écris pas sur l'oiseau.

Tu n'es pas un oiseau,

tu as compris ?

Ni sur l'aile.

Tu n'es pas l'aile,

tu as compris ?

Ni sur le bec.

Tu as compris ?

Ni

Ni

Ni.

Ecris seulement sur les plumes.

Tu es une plume tombée de l'aile d'un oiseau

tombée et emportée par le vent

de pays en pays,

de mer en mer,

de nid en nid,

de lettre à lettre,

de ciel en ciel,

d'une absurdité à une absurdité,

d'une mort à une mort,

et d'un enfer à un enfer !

 

 

 

وصيّة حروفيّة

     Testament lettriste

 

Lorsque la lettre s'assoit devant toi

ne parle pas avant qu'elle ne commence à parler.

Ecoute-la lorsqu'elle parle

pleure lorsqu'elle gémit

embrasse son front lumineux

lorsqu'elle t'embrasse

le front que la poussière a dévoré.

Et lorsqu'elle chante

lève-toi et danse

la lettre sera ta flûte

elle sera plutôt ton oiseau blanc

volant dans le ciel bleu.

Lorsque la lettre s'allume

de mort et d'amour

(la lettre s'allume souvent de mort et d'amour)

Mets le doigt sur tes lèvres en signe de silence

et commence l'écriture du poème au-dessus de l'eau !

 

 

سؤال

     Question

 

1

Lorsqu'il arriva au poème quarante,

il décida de l'écrire au bord de la mer

il alla donc de nuit à la mer.

Il ne trouva personne

il trouva un navire sur le point de partir.

Il cria vers le capitaine barbu

pour qu'il l'emmène avec lui

il ne lui répondit pas

et continua à fumer sa pipe.

Il cria vers la dame nue

elle ne lui répondit pas

et continua à regarder la mer horrible.

Il cria vers le chien tapi à ses pieds

il lui répondit en aboyant.

 

2

Le navire prit la mer

il se mit alors à courir derrière lui comme un fou

puis, en colère, il prit une pierre

la lança vers lui

et brisa un hublot.

Quel hublot ?

Est-ce le hublot du capitaine ?

Ou celui de la dame ?

Ou celui du chien ?

 

3

C'était la question qui n'avait cessé

de le tourmenter des années et des années

depuis qu'il était revenu de la mer !

 

رغبات

     Désirs

 

Le soleil veut veiller cette nuit

dans le club des planètes et des étoiles

mais il craint de tarder

et de ne pas se lever demain à son heure fixée.

La lune veut voler haut

et quitter son orbite tracée

mais elle craint de tomber dans les trous noirs.

L'amoureux veut convoquer son aimée

des profondeurs de l'oubli

mais il craint, quand elle vient,

que vienne avec elle le passé,

ses fantômes et ses couteaux scintillant dans l'obscurité.

Le fleuve veut retourner dans sa famille

mais il craint les voleurs,

les voleurs qui le guettent

aux frontières de la nature.

Le poète veut écrire son nouveau poème

mais il craint que son prix

soit sa main qui n'excelle que dans l'amour

et sa tête qui vit passionnément

la solitude de ceux qui savent.

 

 

     شجرة الحروف

     L'arbre des lettres

 

1

Il n'y a pas d'arbre de ce nom

ou de ce sens.

C'est pour cela que j'ai planté mon squelette dans le désert

je lui ai mis le chapeau du rêve

et le soulier rouge de mon enfance

et j'ai accroché dessus

des oiseaux colorés qui ont pris la forme du nûn*

puis j'ai mis dessus

un grand oeuf jaune

nommé le point !

 

2

Il n'y a pas d'arbre de ce nom

ou de ce sens.

Lorsque je suis descendu du long bateau noir

j'ai vu les gens portant des arbres :

certains portaient l'arbre d'or

ou l'arbre du plaisir

ou l'arbre du sang.

Les autres portaient l'arbre de l'oubli

ou l'arbre de l'alcool

ou l'arbre du feu.

Perplexe, j'ai tendu la main dans mon coeur

et sorti un tout petit arbre

rempli de soleil

que j'ai nommé l'arbre des lettres.

 

3

Il n'y a pas d'arbre de ce nom

ou de ce sens.

Mais il arriva que je fus emprisonné à perpétuité

et pour abolir le temps dans ma prison éternelle

j'avais planté un tout petit arbre

dans la gamelle métallique dans lequel

les geôliers me mettaient mon repas.

 

 

* nûn, la lettre arabe n : ن .

 

 

L'arbre poussa année après année

jusqu'à donner comme fruit un jîm* rempli de talismans

et des cris du sang et des guerres,

et un nûn rempli des gémissements de la passion

et des plumes de l'amour,

et un point : on dit que c'était le point de ceux qui savent.

 

4

Il n'y a pas d'arbre de ce nom

ou de ce sens.

Dans l'étrange bateau

un groupe d'étrangers en exil,

de sauvages, de fous et de presque fous,

partirent pour errer au milieu de la mer.

Le premier dit : nous arriverons à la rive

lorsque nous verrons le pommier.

Le deuxième dit : lorsque nous verrons l'arbre de l'argent.

Le troisième dit : lorsque nous verrons l'arbre des oiseaux.

Le quatrième dit : lorsque nous verrons l'arbre des femmes.

Puis ce fut mon tour

je dis : nous arriverons à la rive

lorsque nous verrons l'arbre des lettres.

 

            *

 

Lorsque nous arrivâmes à la rive

nous fumes accueillis par un roi d'une stature immense,

aux yeux perçants, redoutable jusqu'à la malédiction.

Il donna au premier étranger une pomme

au deuxième un dinar

au troisième un oiseau

et au quatrième une femme.

Puis ce fut mon tour

le roi s'obscurcit et cria :

bourreau, coupe-lui la tête !

 

            *

 

Lorsque ma tête dégringola sur la rive

au milieu des cris des étrangers en exil,

un arbre rempli de lumière et de joie

poussa de mon sang qui éclaboussait le sol

était-ce l'arbre des lettres ?

 

 

 

 

* Jîm, la lettre arabe j : ج .

توريث

     Héritage

 

1

Lorsque Ted Hughes est mort

il m'a laissé en héritage son corbeau en cage.

Et comme son corbeau ne sait que bavarder et ramer

je l'ai immédiatement libéré.

Mais le corbeau ne s'est pas envolé loin

comme je l'avais prévu

il s'est posé sur le poteau électrique près de ma chambre

pour me regarder de ses yeux rancuniers

et son coeur noir.

 

2

Lorsque Sylvia Plath s'est suicidée

elle m'a laissé en héritage son petit miroir rouge

et comme je n'aime pas les miroirs des femmes

je l'ai jeté dans le fleuve voisin.

Mais le miroir n'a pas coulé rapidement

comme je l'avais prévu

il s'est mis à se déplacer d'un fleuve à l'autre

jusqu'à arriver à la mer

et se transformer alors en un immense bateau de miroirs.

 

3

Lorsque Charlie Chaplin est mort

il m'a laissé en héritage son rire ironique,

son chapeau et sa canne.

Je n'ai pas tiré profit de son sourire ironique

car je ne suis pas du tout doué dans l'art dramatique.

Je n'ai pas tiré profit de son chapeau

car j'ai pleuré quand je l'ai mis sur ma tête.

Je n'ai pas tiré profit de sa canne

car, quand je me suis appuyé dessus,

j'ai longtemps dégringolé sur la terre

longtemps.

 

4

Lorsque Dante est mort

il m'a laissé en héritage son livre : L'Enfer.

Et comme je vis réellement et sincèrement en enfer

je n'ai pas trouvé le livre passionnant

malgré sa langue formidable

et ses images magiques.

J'en ai alors fait don à l'association des poètes athées

qui l'ont accepté à contrecoeur.

 

5

Lorsque Dîk Al-Jinn est mort

il m'a laissé en héritage le recueil de ses terribles élégies

destinées à son amante qu'il a tuée à un moment de doute et de folie.

Et comme je déteste toutes les élégies

je l'ai offert

au conservateur de la bibliothèque de la ville

qui l'a pris pour un livre sur les djinns

et me l'a jeté à la figure en criant :

Espèce de fou, prends ton livre et sors !

 

6

Lorsque Tagore est mort

il m'a laissé en héritage sa longue barbe blanche.

Et comme je ne peux jamais porter

sa formidable barbe

et ne peux jamais la vendre à personne

je l'ai donnée

à un vendeur d'accessoires

qui me l'a prise avec beaucoup de gravité

et l'a jetée, devant moi, à la poubelle !

 

7

Lorsque Lorca a été assassiné

il m'a laissé en héritage les balles qui l'avaient tué.

Je n'ai su quoi en faire.

Puis j'ai eu l'idée

de les offrir au directeur du musée des poètes du monde

il en a été stupéfait

et davantage quand il a vu dessus le sang de Lorca.

Mais il est resté silencieux comme une tombe.

J'ai ainsi quitté son coquet bureau en verre

et l'ai laissé stupéfait avec ses yeux de pierre

et son coeur muet.

 

8

Lorsque Sindbad est mort

il m'a laissé en héritage son livre de contes magiques

sur l'or, l'argent et les femmes.

J'ai décidé de partir en mer

vers là où Sindbad était parti.

Mais je n'ai pas trouvé ni or, ni argent ni les femmes

j'ai plutôt trouvé un vieux livre

écrit par l'historien du pays, disant :

ici est arrivé Sindbad.

En raison de ses nombreux mensonges, sottises et caprices

nous lui avons organisé une fête et l'avons grillé.

 

9

Lorsque Beckett est mort

il m'a laissé en héritage sa plus grande pièce,

ses pauvres bouffons et leur délire concentré.

Je n'ai su quoi faire de tout cela.

Mais, une certaine vie,

j'ai écrit une grande pièce lettriste

sur l'attente absurde,

une pièce que personne n'a vue

car personne ne l'a interprétée.

 

10

Lorsque Hemingway s'est suicidé

il m'a laissé en héritage le fusil avec lequel il s'est suicidé.

Je n'ai su quoi en faire.

Puis j'ai eu l'idée d'essayer de me tirer une balle

dans la tête

comme l'a fait Hemingway avant moi.

Mais j'ai été triste

j'ai plutôt pleuré amèrement

quand je n'ai pas trouvé de balles dans le fusil.

 

11

Lorsque Jean Dimmou* est mort étranger

dans le pays du kangourou

il m'a laissé en héritage la bouteille de vin vide.

J'en ai immédiatement fait don

à l'association des alcooliques du monde

qui s'en sont réjouis et ont dansé avec beaucoup de bruit

en échangeant des jurons et des insultes.

 

12

Lorsque Mahmoud Al-Brikân** a été assassiné

il m'a laissé en héritage son poème : « le gardien du phare ».

Je n'ai su quoi en faire.

Mais il m'a rendu visite, étant mort,

lors de mon moment poétique

et m'a tenu la main

pour que j'écrive sur lui mon poème :

« Le gardien du phare assassiné ».

 

13

Lorsque At-Tawhîdî****  est mort

il m'a laissé en héritage le reste de ses livres brûlés.

Je n'ai su quoi en faire.

Je me suis assis devant

et ai écrit, les yeux en larmes,

un poème sur la fumée qui s'en dégageait.

Chaque fois que des gens passaient, ils se moquaient de moi

et disaient : un fou a brûlé ses livres

et un autre les pleure.

 

 

 

* Jean Dimmou : poète irakien, auteur de Haillons, connu pour son opposition féroce à la dictature et la vie bohémienne qu'il a menée ; il est mort en Australie (1942-2003).

** Mahmoud Al-Brikân : poète irakien assassiné en 2002, auteur du Labyrinthe du papillon.

*** Abû Hayyân At-Tawhîdi : grand prosateur arabe (Bagdad, Xe s.) ; il avait   brûlé ses livres vers la fin de sa vie.

 

14

Lorsque Hallâj* a été crucifié

il m'a laissé en héritage les cendres de son cadavre.

J'étais perplexe devant ses cendres.

Mais, un certain couchant

je les ai mises dans de petits sacs

et les ai dispersées dans le Tigre.

J'ai dispersé un sac par an

et je suis resté ainsi :

je ne mourai pas

ni les sacs ne se terminaient.

 

 

15

Losque Gilgamech est mort

il m'a laissé en héritage sa déception

et sa quête absurde de l'immortalité.

Je n'ai rien pu faire pour sa déception

car elle avait le coeur et les lèvres mythologiques,

et je n'ai pas pensé un seul jour à l'immortalité.

Car au temps de la mondialisation

l'immortalité n'est que pour les imposteurs,

les bouffons et les gens indignes.

 

16

Lorsque mon père est mort

il ne m'a rien laissé en héritage sauf sa larme.

J'étais perplexe avec

mais, une certaine aube

j'ai posé la larme dans ma main

et tendu la main vers Dieu,

vers ce que Dieu a voulu.

Elle m'est revenue avec des dizaines de lettres

et des centaines de poèmes.

 

17

Lorsque le alif est mort, il m'a laissé en héritage sa hamza** .

J'étais perplexe avec.

Et quand j'ai trouvé mon corps

cadavre jeté dans la rue,

je me suis couvert la tête avec la hamza après un grand effort.

Je me suis alors réveillé de ma mort

et me suis mis moi-même à m'écrire

et à me chanter moi-même pour moi.

 

 

 

 

*Mansûr Al-Hallâj : l'un des premiers et des plus grands maîtres du soufisme, crucifié à Bagdad en 922.

* * hamza, ء , est une lettre de l'alphabet arabe qui s'écrit souvent accompagnée d'un support variable (le alif en début de mot : أ ) ; elle se prononce comme un coup de glotte.

18

Lorsque la lettre ḥâ' est morte

elle m'a laissé en héritage une mort ajoutée à ma mort.

Et comme je suis habitué au spectacle de la mort

depuis l'enfance

je ne suis pas resté longtemps dans l'embarras

et j'ai décidé de la congeler dans le réfrigérateur de la mémoire

plutôt que dans celui des morts.

 

19

Enfin, lorsque le point est mort

il m'a laissé en héritage son terrible secret

je n'ai su quoi en faire.

J'ai décidé d'en faire don à mon âme.

Mais je n'ai pas trouvé mon âme

car, comme les anges me l'ont dit,

elle est morte depuis longtemps

et s'est transformée en lettre de sable.

 

 

خسارات

     Défaites

 

1

Mes défaites ne sont plus supportables

car je sors d'une défaite pour tomber dans une autre.

Je suis, par exemple, mort

mort depuis longtemps,

rassasié de mort.

Et lorsque j'ai décidé de me relever de ma mort

vêtu de vert au lieu du noir

et montant le nuage plutôt que le vélo,

j'étais choqué de la corruption du nuage

et de ses sous-vêtements en lambeaux.

 

2

Mes défaites ne sont plus supportables.

Je suis entré dans le feu et me suis brûlé comme il faut

et quand je me suis relevé de mes cendres

j'ai ramassé mes cendres

et les ai dispersées dans mon sang pour ne pas mourir de nouveau

j'étais choqué quand j'ai su

que ceux qui m'avaient jeté dans le feu sont :

mes amis à qui j'ai donné la lumière du vert

mes êtres chers à qui j'ai accordé le soleil du nuage.

J'étais embarrassé car je ne m'étais pas préparé au rôle de vengeur

et je ne pensais pas que le rôle de Juda

allait être repris partout avec un succès écrasant.

 

3

Mes défaites ne sont plus supportables.

J'en suis arrivé à chercher dans les noms des villes

et à les trouver semblables comme la mort,

à chercher dans les noms des temps, des pluies,

des blessures, des foudres et des femmes

je me brouille alors

car mon corps qui s'est relevé de sa mort des dizaines de fois

et mon coeur qui avait résisté à la tempête, au sang et à l'or

ont pleuré devant moi comme deux enfants orphelins

et se sont plaints à moi de la perte du rêve,

ils ont plutôt crié la perte du rêve

et sont sortis dans les rues comme deux fous.

Que ferai-je sinon déclarer :

mes défaites ne sont plus supportables

ne sont... ne sont plus supportables.

C'est pourquoi je vais déclarer la mise en ordre des fleuves

pour qu'ils coulent du sud vers le nord

pour alléger mes douleurs,

je vais remettre en ordre les nuages

pour qu'ils voyagent avec les courriers

pour alléger la nudité de mon enfance,

je vais remettre en ordre les larmes pour qu'elles soient plus obscures

afin de soigner la nostalgie de mes tours dorées

que personne ne remarque mes pleurs

et que personne ne se réjouisse de mon malheur.

 

 

 

 

 

بعد أن...

     Après que...

 

1

Après sa mort, le corbeau de Noé

m'avait secrètement laissé, dans un sac noir,

ses plumes noires et son croassement effrayant.

Il avait dit :

ne joue pas avec les plumes

tes jours noirciront

et n'écoute pas le croassement

tu seras atteint de surdité.

Mais j'avais ouvert le sac

et dispersé les plumes en mer

la mer avait noirci

puis j'avais dispersé le croassement dans l'air

mes lettres avaient alors beaucoup pleuré de douleur

et elles continuent.

 

2

Après avoir marché mille ans sur la plage

j'avais trouvé, par une aube étrange

les restes de l'arche de Noé.

J'y entrai les yeux en pleurs

et le coeur planant comme la colombe de Noé.

J'y avais prié durant mille ans

pleuré mille ans

et dormi sur ses vieilles planches nues

mille ans

j'y avais fixé le soleil et la lune

mille ans.

Mais,

hélas,

je n'avais rencontré aucun rescapé.

 

3

Après sa noyade, 'Abbâs ibn Farnâs*

m'avait laissé ses grandes ailes

et m'avait chargé de poursuivre l'action.

Je les avais portées

et, avec la rapidité de l'éclair, je chutai

en mer, comme 'Abbâs.

Mais la mer était clémente

et m'avait laissé, cadavre flottant

sur son eau, jusqu'à l'éternité,

un cadavre heureux prononçant le secret des lettres

et ouvrant les serrures de la parole.

 

 

4

Après sa mort, Hermann Hesse

m'avait laissé son grand manuscrit : Siddhartha.

Je l'avais follement lu nuit et jour

follement lu en langues diverses

jusqu'à comprendre

que la femme est un récipient en or

que l'or est le récipient de la femme

que le plaisir est un récipient d'air

et que l'air est le récipient du plaisir.

 

 

5

Après avoir longtemps dansé dans ma jeunesse

avec Zorba,

mes jambes étaient fatiguées jusqu'à l'épuisement.

Je m'étais alors assis sur le sable de la plage

peut-être m'étais-je endormi

et j'avais vu des guerres diverses

des bateaux qui coulaient

des cadavres qui flottaient

et des tempêtes qui grondaient.

Quand je fus réveillé

j'avais trouvé que Zorba était un beau mensonge

et que sa danse était ma plus grande illusion.

 

 

6

Après la mort de l'Euphrate

il m'avait laissé son testament sur la plage

il y avait dit :

va au Tigre

et dis-lui ce qui s'est passé,

s'il te parle, le but est atteint.

S'il ne te parle pas

prends les quatre lettres de mon nom**

brûle-les et brûle avec :

dans le fâ', tu verras un désordre sans limite

dans le râ', tu verras une angoisse de la taille des montagnes,

dans le alif, tu verras un poète errant,

et dans le tâ', tu verras un bateau qui coule.

Monte dans le bateau et viens

car tout ce propos n'aura alors aucun intérêt.

 

 

* 'Abbâs ibn Farnâs (IXe s.) est un savant andalou. Il avait tenté de voler à l'aide de deux ailes qu'il avait fabriquées.

** Al-Furât est le nom arabe du fleuve l'Euphrate.

 

 

7

Après sa mort, Jalâl al-Dîn Rûmî

m'avait secrètement laissé son formidable testament.

Il avait dit : ô toi le lettriste,

fais la prière de l'amour,

fais la prière du ḥâ' et du bâ'* :

deux points à l'aube,

deux points à midi

et deux points au coucher.

La nuit, lève-toi et danse

jusqu'à l'aube

la danse de l'oiseau égorgé.

 

   

* Les lettres ḥâ' et bâ' forment en arabe le mot ḥubb, amour.

 

 

  
 
 

 

 

 

 

 

 

 

 


La lettre

 

  

Adeeb Kamal Ad-Deen est né dans la province de Babel en Irak en 1953. Poète, traducteur et journaliste, il réside actuellement en Australie. Il est diplômé en administration et en économie (Bagdad, 1976), en littérature anglaise (Bagdad, 1999) et en interprétariat (Australie, 2005). Il a publié dix-huit recueils de poèmes en arabe et en anglais. Son oeuvre est traduite en italien, en anglais, en espagnol, en persan, en ourdou... Elle a fait l'objet d'une dizaine de livres critiques et d'un grand nombre d'études, d'articles, de magisters et de thèses universitaires en Irak, en Algérie, en Iran et en Tunisie. Adeeb Kamal Ad-Deen a obtenu le grand prix de la poésie en Irak (1999). Ses poèmes ont été sélectionnés parmi les meilleurs poèmes australiens écrits en anglais en 2007 et 2012. Il a publié :

 

Détails (Najaf, Irak, 1976)

Diwân arabe (Bagdad, Irak1981)

Jîm (Bagdad, 1989)

Nûn (Bagdad, 1993)

Les Nouvelles du sens (Bagdad, 1996)

Le Point (1999, rééd. Beyrouth, Liban, 2001)

Ḥâ' (Beyrouth, 2002)

Avant la lettre... Après le point (Amman, Jordanie, 2006)

L'Arbre des lettres (Amman, 2007)

Paternité (en anglais, Fatherhood, Adélaïde, Australie, 2009)

Quarante poèmes sur la lettre (Amman, 2009 ; traduction italienne de Asma Gharib : Quaranta poesie sulla lettera, 2011)

Je dis la lettre et signifie mes doigts (Beyrouth, 2011)

Il y a une erreur (en anglais, Something wrong, Adélaïde, Australie, 2012)

La Lettre et le corbeau (Beyrouth, 2013)

Intertextualité avec la mort (en ourdou, traduction de Iqtidar Jawid, Lahore, Pakistan, 2013)

Les signes du alif (Beyrouth, 2014)

La dernière danse de la lettre (Beyrouth, 2015)

Dans le miroir de la lettre (Beyrouth, Liban, 2016)

Oeuvres complètes (Beyrouth, Liban, vol. 1, 2015 ; vol. 2, 2016)

 

  

Site personnel : www.adeebk.com

  
 

 

 


L'aile éditions

www.aile-editions.com


Dépôt légal : février 2017

ISBN :  2-9520404-3-5



*     Le Lettriste (al-ḥurûfiyy), 33 critiques écrivent sur l'expérience poétique de Adeeb Kamal Ad-Deen, Beyrouth, 2007.

  Voir Ibn Arabi, Al-Futûhât al-makkiyya, Beyrouth dâr Sâder, s.d., p. 58. Voir aussi Pierre Lory, La Science des lettres en terre d'islam, Paris, Dervy, 2004.

*  En arabe, la lettre, ḥarf, englobe l'unité graphique et phonique à la fois.

 

 

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